Cette thèse d’histoire sociale aborde le processus d’évolution de l’organisation des centres de tri de la Poste de la région parisienne de 1946 à 1989. Il s’agit de montrer comment les pratiques d’organisation de cette institution se posent dans des termes nouveaux au fur et à mesure des transformations politiques, économiques, sociales et techniques. L’évolution de l’organisation des centres de tri de la région parisienne apparaît sous le signe de l’étude des pratiques d’organisation, de l’analyse de l’évolution de la division du travail, des relations professionnelles, de la qualification et de la structuration de la catégorie professionnelle, et des changements survenant dans l’élaboration d’une culture professionnelle par les employés. Ainsi, il est possible de conjuguer une approche marxiste où la position de classe détermine le pouvoir de décision, la sociologie des institutions impliquant que les pratiques d’organisation doivent être analysées comme des faits institutionnels, et une approche fondée sur la coopération, l’autonomie des acteurs issue de la sociologie des organisations. La conjugaison de ces différentes approches permet à la fois de penser l’organisation des centres de tri de la région parisienne comme un construit social, d’admettre la rationalité et la légitimité de logiques sociales différentes, et d’être en mesure d’appréhender pleinement les dynamiques de changement à l’œuvre.
Trois phases sont distinguées : la première où le fonctionnement de l’organisation des établissements est tributaire d’une politique de réduction des coûts (1946-1963), la seconde influencée par des injonctions de l’État (1964-1974), la troisième marquée une grave crise sociale qui débouche sur de nombreuses créations institutionnelles (1975-1989). De 1946 à 1963, c’est dans un contexte marqué par une politique de réduction des coûts que les dirigeants de la Poste cherchent dans les conditions juridiques et économiques les moyens d’adapter l’organisation des centres de tri de la région parisienne pour faire face à la croissance régulière du trafic postal. Les impératifs de productivité et la recherche d’une plus grande souplesse dans la gestion de la main-d’œuvre imposent pour une large part les changements d’organisation. Les choix stratégiques des dirigeants s’orientent vers le développement d’un marché dual du travail malgré l’instauration du statut de fonctionnaire en 1946, et la rationalisation du travail des trieurs. La division sociale du travail qui en résulte repose alors sur une double segmentation de la main-d’œuvre : celle séparant les manutentionnaires et les trieurs, et celle différenciant les employés disposant du statut de fonctionnaire des auxiliaires. La dimension novatrice au sein de l’organisation du travail passe par la mise en place de principes tayloriens reposant sur la décomposition des tâches et le chronométrage et l’instauration d’une discipline « militaire », dont l’objectif principal vise à accroître les performances quantitatives et qualitatives des trieurs. A partir de 1953, l’augmentation des rendements sans compensations salariales est mal acceptée par les employés. Alors qu’ils combinent des règles d’efficacité et de coopération tournée vers la réduction des délais d’acheminement des lettres pour servir une logique d’action commune, l’accumulation de rancœurs débouchent par leur participation massive au mouvement social d’août 1953. La spécialisation des tâches qui contribue à homogénéiser les employés favorise l’émergence d’un syndicalisme revendicatif incarné par la CGT qui s’appuie sur les droits accordés aux syndicats dans la fonction publique pour mettre en place des structures syndicales efficaces et combatives. On assiste alors progressivement aux efforts des dirigeants pour mettre en place des mesures juridiques pour prévenir les conflits sociaux qui n’ont que peu d’effets positifs.
De 1964 à 1974, la nécessité fonctionnelle de répondre aux injonctions de l’État liées à la mise en place d’une politique d’aménagement du territoire, les tensions entre les exigences de productivité et d’efficacité favorisent l’émergence d’un environnement politique et économique singulier. A travers les nombreux débats qu’elle favorise, cette configuration conduit les dirigeants de la Poste à redéfinir l’organisation des centres de tri en région parisienne. A l’opposé d’un processus antagoniste, la relation entre la logique administrative et la logique commerciale montre que ces deux logiques ont été complémentaires pour mettre au point une nouvelle définition de l’organisation des centres de tri en région parisienne. Dans cette perspective, son processus d’évolution se révèle un lieu de cristallisation des relations entre une politique d’État lié à l’aménagement du territoire et les stratégies des dirigeants. La redéfinition de l’organisation des centres de tri de la région parisienne passe d’une part par la mise en place de principes de différenciation dans le traitement des correspondances qui débouchent sur une réforme du courrier, la création d’établissements spécialisés dans le traitement des paquets, et d’autre part par l’élaboration de principes qui sous-tend la mise au point d’un système mécanisé de traitement du courrier. Cette phase qui s’apparente d’abord à une phase expérimentale débouche en 1972 par la généralisation d’équipements mécanisés, jugés efficaces. La direction prévoit alors l’implantation d’un centre de tri mécanisé dans chacun des départements de la région parisienne. Cette disposition favorise l’innovation technique et sociale au sein de l’organisation du travail. Mais, dans le même temps, deux phénomènes sociaux s’accordent : le champ syndical revendicatif s’élargit grâce à la CFDT et aux éléments d’extrême gauche, et les employés commencent à évoquer l’importance qu’ils attachent à la vie en dehors du travail. Les dirigeants s’interrogent alors sur la dimension sociale à intégrer au sein de l’organisation pour atténuer les effets négatifs du comportement des employés.
La période qui s’étend de 1975 à 1989 est marquée par le passage progressif d’un modèle d’organisation du travail basé sur le traitement manuel des tâches à un modèle d’organisation doté de moyens mécaniques supposés fiables, spécialisés dans le traitement du tri des correspondances. A la suite de la grève de « l’automne 1974 », un centre de tri automatique est implanté dans chacun des départements de la région parisienne. La division sociale du travail s’accompagne alors d’une division spatiale, technique et sexuée des tâches. Les dirigeants tentent d’intégrer dans la nouvelle organisation les rigidités et les contraintes sociales auxquelles ils sont confrontés afin de définir les limites acceptables des transformations pour limiter la progression du nombre de mouvements sociaux. Le mode de régulation sociale qui en découle s’appuie d’une part sur l’instauration du principe de concertation et, d’autre part, s’accompagne de la mise en place d’une politique sociale centrée autour du problème du logement et de l’insertion sociale des employés. Si la mutation de ce système d’organisation bouleverse son contenu technique, son mode d’organisation sociale et spatiale du travail, elle ne remet pas en cause les fondements de l’organisation du travail basés sur des principes tayloriens. La fluidité de la chaîne de traitement du courrier qui en découle repose sur une parcellisation accrue du travail et demeure une agrégation de tâches. Certaines réalités anthropologiques comme l’environnement urbain des villes où sont implantés les centres de tri automatiques, le discours commercial contribuent à influencer le rapport au travail des employés des centres de tri. L’attitude des employés au travail est alors marquée par la gestion d’une partie des règles de production en fonction de leurs propres intérêts. La création de nouveaux établissements, qui a favorisé l’augmentation du nombre d’employés des centres de tri en région parisienne, et l’augmentation du nombre de conflits sociaux contribuent à faire baisser la productivité dans les établissements. Des pressions politiques, économiques et commerciales amènent alors la direction à reconsidérer la nature des relations professionnelles et les formes de contrôle de la main-d’œuvre en vigueur dans les établissements. La mise en place de mesures techniques juridiques et sociales qui ont pour objectif de sécuriser le réseau postal vise alors autant à réprimer les comportements qu’à affiner les stratégies de contrôle du réseau postal.