L’étude de l’arrivée et du développement du téléphone au village se révèle fort contrastée. Le réseau départemental créé par l’administration des PTT avec les avances et par les volontés du Conseil Général qui permet de doter les campagnes de ce nouveau moyen d’information, même si ce n’est pas le but initial, fait suite à un premier contact dans ses petites communes avec la téléphonie par les lignes privées utilisées uniquement à des fins professionnelles. Celles-ci portent un intérêt certain : l’évolution de la téléphonie indiquera en des contrastes moins importants ce qu’elles dessinaient avant l’apparition du réseau départemental, c’est-à-dire absence d’utilisations particulières, objet pour le commerce et l’industrie. L’établissement de ce réseau repose sur une gestion financière saine confrontant avances et remboursements entre une administration et une collectivité locale. Son développement est considérable tout au long de la période : les produits des PTT sont constamment en augmentation tant au niveau des taxes reçues, des conversations passées ou des bénéfices rapportés, des circuits nouveaux sont construits chaque année le faisant communiquer ainsi avec l’ensemble du territoire national. Pourtant, cet accroissement est à relativiser : 90 % seulement des communes se trouvent reliées en 1906, l’installation ne devant prendre qu’une années, elles ne le sont toutes qu’en 1927 ; à cette même date, simplement 2/3 d’entre elles possèdent un réseau particulier. Le nombre d’abonnés ne décolle pas aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. En outre, les difficultés de fonctionnement et d’utilisation ne manquent pas : lenteurs des communications, coûts élevés, taxation parfois aléatoires, problèmes d’approvisionnement en matière première, déficience de personnel, critiques de la population, matériel technique fragile. A l’échelle départementale, le téléphone rapporte à la fois gros à l’état et attise la méfiance de ses acteurs et utilisateurs.
La population rurale semble en majorité intéressé à sa venue, même si quelques plaintes apparaissent, réclamations propres à chaque village, moins compensées par des pétitions ou autres aides au fonctionnement. Ceci montre le relatif désenclavement des campagnes avant l’arrivée du téléphone : celui-ci ne fait pas peur mais intéresse, le téléphone ne fait pas partie des symboles de progrès repoussants pour les villageois. Pourtant, ceux-ci sont les premiers touchés par les problèmes inhérents à la période ; les villages peu peuplés tentent de faire pour le mieux, s’appuyant sur leur population, système qui est ensuite institutionnalisé dans la pratique par l’administration des Postes et Télégraphes. La charge qui leur revient apparaît très lourde, le recrutement et la rétribution des agents très délicate, l’utilisation très difficile.
La cohérence du réseau est plus difficile à apercevoir, les comparaisons n’ont pu être établies avec d’autres départements, mais il est sûr qu’un réseau téléphonique créé à des fins télégraphiques ne peut être perçu comme cohérent dans la mesure où les moyens n’ont pas été modifiés pour atteindre des objectifs différents, le téléphone ayant remplacé le télégraphe. Cependant, les circuits construits répondent pendant la période 1900-1920 à des plans préétablis et suivis, la deuxième phase de 1920 à 1939 semble moins réfléchie : les programmes ne sont plus proposés sur le long terme. L’absence de volonté concrète et de réflexion à l’avenir amène à développer une politique de bricolage des lignes, de rendement important, mais néanmoins réaliste.
L’ensemble de ces difficultés focalise les tensions entre l’administration et l’assemblée départementale, pressions déjà existantes dans la première phase mais qui se trouvent aggravées dans la seconde. La rupture se produit inévitablement aux alentours de 1932 lorsque le Conseil Général supprime toutes ses avances remboursables en raison de la nouvelle loi des Finances. La cohabitation entre deux acteurs dont les buts ne sont pas tout à fait identiques laisse apparaître un compromis qui est une base même à la compréhension du réseau départemental.
L’étude de la téléphonie en milieu rural, ou plus exactement dans les milieux ruraux rhodaniens, permet de mettre à jour deux éléments primordiaux. D’une part, les coutumes traditionnelles des villageois se trouvent à la fois modifiées et perpétuées. Transformées parce que de nouveaux sons apparaissent, une plus forte discrétion naît ; perpétuées dans le sens où les anciens rites sont appliqués dans l’adoption du nouvel appareil : la cabine publique est jugée et devient peu à peu un nouveau lieu de communication, les indiscrétions continuent par adaptation. Ainsi, les traditions de communication se perpétuent en se modifiant. D’autre part, une certaine vie de village peut être reflétée dans le développement du téléphone : son extension communale se réalise par secteurs d’activités, professionnelles le plus souvent, par espaces géographiques également et par réseaux ou relations interpersonnelles. En ce sens, ce nouveau moyen d’information révèle les connexions qui peuvent exister entre les particuliers peu nombreux il est vrai, les quartiers et les professionnels : une vue d’ensemble de l’activité économique, culturel ou sociale peut alors apparaître. Cependant, ce prisme de la téléphonie, également utilisé dans l’analyse du milieu urbain, porte un grand intérêt mais ne peut être considéré que comme un miroir déformant, d’autant plus fort que les communes sont petites : les contrastes qu’il établit semblent important et restent à mesurer.