Lorsque le 1er avril 1830, les dispositions de la loi Sapey entrent en vigueur, une véritable politique de désenclavement du monde rural est désormais lancée. L’objectif de l’administration est clair : la Poste doit pénétrer dans chaque maison, chaque hameau et chaque ferme isolée du territoire national. Même les zones les plus reculées ne doivent plus être tenues à l’écart des flux épistolaires. Mais force est de constater que cet objectif est loin d’être totalement atteint dans les campagnes morbihannaises à l’extrême fin du XIXe siècle. Ainsi, le Morbihan est l’un des derniers départements français à être doté d’un service quotidien (1863). De plus, la faiblesse des infrastructures postales est criante ; avec si peu de boîtes aux lettres et de bureau de poste pour un département aussi peuplé, le désenclavement de l’espace rural morbihannais reste inévitablement partiel et certaines contrées sont encore totalement enclavées. Tout au long du siècle, l’ouest du département reste tenu à l’écart des améliorations du réseau et des créations d’établissements postaux. Quelques indications chiffrées : en 1881, le Morbihan possède une boîte aux lettres pour 2 137 habitants ; alors que la moyenne national pour la même année, effectuée d’après mes calculs, est de une boîte aux lettres pour environ 922 habitants. En ce qui concerne les bureaux de poste, en 1875, on compte 5 500 établissements en France, soit un bureau pour 6 533 habitants. Or en 1876, le Morbihan possède un bureau pour 9 932 habitants ! Ce département breton, au regard de ces quelques chiffres, se situe indéniablement en queue de peloton des départements français. En outre, l’habitat clairsemé et dispersé ne facilité en rien la tâche des autorités postales ; de nombreux petits hameaux sont encore bien desservis après les habitants du bourg.
Certes dans le domaine des transports, des améliorations notables sont à souligner : en cette fin du XIXe siècle, les chemins de fer sont devenus l’ossature de la circulation postale ; les distances sont raccourcies, les délais d’acheminement ont diminué très sensiblement. Ainsi en 1875, une missive ne provenance de la capitale met désormais en moyenne 3,5 fois moins de temps qu’en 1833 pour parvenir dans le département du Morbihan. L’arrivée du cheval à vapeur a donc permis un certain désenclavement d’une partie des campagnes morbihannaises. Mais si ces améliorations sont notables. Elles n’aboutissent pas cependant à une parfaite desserte des communes rurales ; des imperfections majeures subsistent et les réclamations des communautés d’habitants soulignant les retards et les difficultés de communications postales sont toujours aussi nombreuses. La vie économique du pays souffre sans conteste de ces dysfonctionnements. Ces différentes protestations ont bien évidemment attiré l’attention des autorités postales sur les défauts du système, et l’ont incité à l’améliorer avec, comme souci principal, un transport plus rapide de la correspondance. Mais la modernisation du réseau des courriers notamment, reste en Morbihan largement insuffisante par rapport aux demandes des populations, et ce même à l’extrême fin du XIXe siècle. A ce propos, la description que fait Flaubert dans son ouvrage Par les champs et par les grèves de l’arrivée du courrier d’Auray vers 1860, est particulièrement éloquent.
De même la desserte des îles laisse à désirer ; sur les quatre îles morbihannaises de l’océan atlantique (Belle-Isle, Groix, Houat, Hoëdic), seule Belle-Isle s’est vu doter volontairement en 1863 d’une desserte postale effectuée par un bureau à vapeur. Groix fut certes desservi par un bateau poste à vapeur à partir de 1877, mais seulement à l’initiative d’un entrepreneur privé et ce contre la volonté initiale des autorités postales. Pour le reste, l’acheminement des
correspondances s’effectue toujours au moyen de chaloupes ou de bateaux à voile avec les irrégularités inévitables pendant la mauvaise saison. Cet état de fait est là encore imputable aux restrictions économico-budgétaire dont est victime l’administration des Postes. Autre hypothèse probable, la priorité accordée par les autorités postales aux régions bénéficiant d’importants flux épistolaires, en matière de développement du réseau. Ce qui est loin d’être le cas pour ce département breton.
En effet, l’analyse des enquêtes postales du XIXe siècle (1802, 1847, 1876-1877) nous permet de mesurer statistiquement l’importance du trafic postal dans le département. Au vue des résultats, il apparaît clairement que le Morbihan, au même titre que l’ensemble de la Bretagne, ne fait pas partie des zones à fort courriers (un exemple parmi d’autres : en 1877, le Morbihan partage avec le Finistère le 84e rang en ce qui concerne les recettes postales). Ce constat est la résultante de différents facteurs influant sur la pratique épistolaire : importance de la langue bretonne malgré les efforts de destructuration menés par les autorités étatiques, persistance du mode de transmission oral, faiblesse du degré d’alphabétisation des habitants des campagnes. Tous ces éléments combinés font du Morbihan une zone tenue à l’écart des grands courants épistolaires. Prenons ainsi l’exemple de la langue. Le breton est le moyen d’expression le plus usité au sein du monde rural, même si le français est compris de la plupart des habitants. Une enquête de 1830 fait état pour l’ensemble de la Basse-Bretagne (Morbihan, Finistère, Côtes-du-Nord) d’une population bretonne d’environ 70 %. Le breton reste avant tout une langue parlée qui n’induit ps forcément une trace écrite. Il faut de plus prendre en compte une autre spécificité linguistique du Morbihan : dans l’est du département, on ne parle plus le breton mais le dialecte gallo. Le parler vernaculaire a pu ainsi freiner en partie la communication épistolaire. L’usage du service postal demeure donc l’apanage des classes cultivées et francisantes, des commerçants, des négociants et autres gens de la mer. Pour la majorité de la population morbihannaise, constituée essentiellement de ruraux, l’acte écrit reste exceptionnel.
De plus, le degré d’alphabétisation dans le Morbihan est très médiocre avant l’instauration des lois de scolarisation de Jules Ferry. Cet été de fait est sans aucun doute un autre élément déterminant pouvant expliquer la faiblesse de la pratique épistolaire et du trafic postal. A titre d’exemple, d’après une carte établie en 1865 par le Ministère de l’Instruction Publique, il en ressort que trois des départements bretons dont le Morbihan ont un taux supérieures de 80 % de conscrits illettrés. De surcroît, par leur mode de vie (habitat dispersé) et leur cadre de travail (bocage), les gens des campagnes mènent une existence qui se limite à un cadre social restreint. De ce fait, les contacts avec les autres habitants de la commune sont intermittents. Leur vison du monde s’arrête parfois aux limites de leur paroisse, ce qui les confine dans un certain cloisonnement. On peut dire qu’ils vivent véritablement en vase clos. Ainsi, pour cette partie de la population, l’idée même de la correspondance postale leur est souvent étrangère.
En outre, l’instauration du service postal représente un enjeu politique d’importance. Les quelques exemples relevés montrent bien à quel point l’administration des Postes et le pouvoir en place sont intimement liés l’un à l’autre. Ainsi, l’activité du Cabinet Noir fut intense dans le Morbihan entre 1791 et 1800. A l’époque, il s’agissait de lutter contre la circulation de libelles, journaux et autres almanachs contre-révolutionnaires qui alimentaient selon les autorités l’esprit de rébellion et la haine des institutions républicaines. En 1830, la création du service postal rural symbolise, à présent la pénétration de l’État au sein des campagnes les plus reculées, et en outre, par l’intermédiaire du développement du trafic postal et de la diffusion de l’écrit sur l’ensemble du territoire, il devient un véritable moyen de francisation et d’intégration.
Enfin, il convient de dire un mot sur le personnel des Postes sans qui le simple fait de recevoir une missive ne serait possible. Ces employés personnifient l’administration des Postes et dans une plus large mesure la pénétration de l’État dans une région non francisée au XIXe siècle. En Morbihan, facteurs ruraux et receveuses des Postes sont très vite adoptés par les populations des campagnes. Ils assurent ainsi le bon fonctionnement du service postal et deviennent rapidement indispensables dans la vie d’une petite localité rurale. Plus encore que dans des zones d’openfields, le facteur représente un lien essentiel de sociabilité. Les populations des petits hameaux l’apprécient pour les services postaux et extra-postaux qu’il rend. Certains d’entre-eux sont dans l’obligation de connaître la langue bretonne pour se faire comprendre des usagers. Le recrutement ne peut donc être que local, au moins dans les zones fortement bretonnantes. Ce recrutement local contribue en quelque sorte à enraciner le service postal dans un milieu rural assez fermé où les innovations où les innovations sont acceptées avec une certaine réticence. Mais à partir de la Troisième République, cette condition tend à disparaître du fait d’une francisation à outrance menée par le pouvoir jacobin. Quant aux employés des bureaux de poste, ils sont essentiellement originaires des départements de l’Ouest de la France. Outre la Bretagne, la Sarthe, la Mayenne, la Loire-Inférieure et la Normandie.
Par ailleurs, il faut souligner une dernière spécificité morbihannaise. Du fait d’un habitat éclaté, ils distances à parcourir sont très nettement augmentées : le facteur se doit en effet de desservir tous les multiples villages et hameaux fort éloignés du bourg. Son parcours dépasse ainsi fréquemment la norme établie établie par les autorités postales. Il n’est pas rare en Morbihan de voir un facteur effectuer une marche journalière de plus d’une dizaine d’heures et de parcourir de ce fait des distances équivalentes à quarante ou cinquante kilomètres. Enfin, la rémunération qu’ils perçoivent est totalement inadaptée à leurs conditions de travail aussi bien pour les facteurs que pour les directrices travaillant dans des locaux exiguës, vétustes et humides. Leurs salaires les confinent dans une relative pauvreté à la limite de la déchéance sociale. A cela s’ajoute l’exigence du service public. Les usagers sont désormais attachés à une distribution régulière et demeurent intransigeants.